Les mesures de distanciation physique (en utilisant cette expression, je retiens la proposition de Maria Van Kerkhove dans un bulletin d’information de l’Organisation mondiale de la santé – OMS – [1] ) mettent à mal le travail des professionnels de santé et d’accompagnement qui, quotidiennement, touchent, massent, piquent, lavent, parlent, chuchotent, réconfortent (….) les personnes dont ils prennent soin.
Ces mesurent de distance impactent cette rencontre asymétrique « soigné soignant », « accompagné-accompagnant » provoquée par la maladie, la vieillesse, le handicap au cours de la quelle s’installe, progressivement, une relation parlée, touchée, sensorielle qui tisse, jour après jour une fraternité entre deux êtres.
De ce corps à corps singulier jaillit comme une anticipation de fraternité universelle :
Quand l’autre ne peut plus faire, l’humanité entière ne peut plus entreprendre.
Quand l’autre ne peut plus dire, l’humanité toute entière est muette.
Quand l’autre ne peut plus respirer, toute l’humanité s’essouffle.
Là, dans cette rencontre de cet autre vulnérable, fragile, dépendant, mourant, dans ce regard posé et tenu se joue l’humanisation de l’homme. Jusqu’à sa transcendance.
Corps blessé, sidéré, condamné à l’attente du geste qui comprime, qui nettoie, qui répare, qui referme, qui libère, qui sauve…
Corps malade, angoissé par l’a venir, lié à la parole de celle qui touche, palpe, pique, appuie, qui interroge, prescrit, annonce…
Corps meurtri, déformé par la maladie, obligé à l’attente de celui qui va panser, cacher, soulager, protéger…
Corps bloqué, figé, usé par le vieillissement, dépendant de celle qui aide, soulève, soutient, maintient, retient, contient…
Corps ridé, taché, souillé par l’incapacité, l’impossibilité, l’impériosité, sans attendre même la main de celui qui va laver, rincer, essuyer, changer, transférer, installer…
Corps enfermé, replié, serré dans un mutisme, un repli, cherchant, codant pour quand même signifier son désir, son attente de parler, d’embrasser, d’aimer…
Corps douloureux, envahi, noyé par la souffrance, geignant, criant, hurlant, à la recherche de celle qui va écouter, évaluer, parler, proposer, apaiser, masser, calmer…
Corps tombé, brisé, sonné, sanglant, hagard et immobile, visant au loin quelqu’un pour appeler, prévenir, questionner, relever, coucher, installer…
Corps étranger, prisonnier d’un ailleurs, habité d’autre part, décalé, isolé, écarté, parlant sa propre langue, créant ses propres mots, fuyant nos conventions et nos gestes normés, demeurant là, proche de celui qui le regarde, qui lui parle, qui le guette, qui l’aime en somme…
Corps fiévreux, frissonnant, abattu, abandonné à celle qui va le rafraîchir, l’hydratrer, le réinstaller, le rassurer, le traiter…
Corps paniqué, halluciné, obnubilé, débordé par un trop plein de peurs, voulant attraper la main de celui qui va entendre et tenter de comprendre, rassurer, conforter…
Corps « puant », suintant, coulant, appelant celle qui va nettoyer, frotter, décaper, appliquer, fermer, renforcer, protéger pour un meilleur confort
Être mourant et être présent
Corps épuisé, recroquevillé, nécrosé par la mort tissant sa toile jusqu’à voler le dernier souffle, jusqu’à souffler la dernière flamme, là, encore là, sans espérer la main de celui ou celle qui va regarder, toucher, pleurer sans doute, prier peut être… Et puis laver, raser, habiller, peigner, installer, tant bien que mal, aussi bien que possible… pour pouvoir continuer à le regarder, l’honorer, le respecter…
Corps à corps inégal, bancal, déséquilibré…
Mais
Vis à vis
Regards posés, croisés, donnés, ouverts, tenus…
Paroles désirées, cherchées, balbutiées, suscitées, éveillées, partagées…
Silences respectés, habités, éloquents…
D’humain à humain, toujours. Encore et toujours !
[1] https://cordis.europa.eu/article/id/415848-trending-science-move-over-social-distancing-it-s-time-for-physical-distancing/fr