Vivre le temps qu’il reste ?
Depuis mon diplôme d’infirmier en juin 1986, il y a 37 ans, dans mes différents terrains professionnels, j’ai rencontré des personnes gravement brûlées, malades et vieillissantes ( 25 ans en EHPAD).
Des personnes en face de la question existentielle décisive : pourquoi la maladie, pourquoi vivre, pourquoi mourir, qu’y a-t-il après ? Des personnes marquées au corps, et au cœur par leur vulnérabilité, leur perte d’autonomie, leur dépendance.
Une ambivalence des personnes en fin de vie.
Souvent j’ai entendu : « Je veux mourir ». « J’en ai assez ».Paradoxalement, tout montrait dans leur posture de femme, d’homme qu’ils gardaient une pulsion de vie, un désir de ne pas lâcher, une soif de continuer le chemin, si court soit-il. Derrière leur questionnement réel, résonnaient leur peur, leur colère, leur tristesse. Et je cheminais avec eux, avec d’autres professionnels, les sollicitant discrètement pour mener ce travail de préparation, d’anticipation à envisager la vie qui s’amenuise, et la mort qui s’annonce.
Des moments d’authenticité, où la mise à nue d’une vie permet progressivement une relecture, un bilan en mettant des mots sur le beau et le tragique, l’intense et l’insoutenable d’une vie.
Chaque trajectoire humaine, de sa naissance jusqu’à son dernier souffle, porte un prénom singulier, un nom familial enraciné, une histoire de vie habitée de mille et une rencontres qui ont façonné ce parcours. Aucun accident, aucune maladie, aucun handicap ne détruiront la dignité de cette personne, l’unité de cette existence. Elles demeurent jusqu’ au moment de la mort.
Une rencontre soigné-soignant.
Se jouent, dans ces moments d’échanges et de silence, une partition de fraternité où l’un et l’autre, passés le temps de l’apprivoisement, se tiennent, se regardent, se touchent aussi. Une présence partagée mêlée de confiance et de sollicitude, de disponibilité réciproque, de puissance existentielle.
Un « nous » s’harmonise peu à peu. Deux « Je » se lient, se tournent l’un vers l’autre (conversation), se nourrissent l’un par l’autre. La fragilité de l’un s’appuie sur la compétence d’un autre. Ce dernier lui-même reçoit de ce qu’il entend, ce qu’il éprouve, ce qu’il découvre. Ce lien tissé, déployé sous l’horizon de la mort lui confère une intensité rare, sacrée au sens d’une humanité fraternelle partagée, dépassant les individualités. Un « NOUS » plus grand que deux « JE ».
Une dignité coute que coute
Parfois, dans un état végétatif pauci-relationnel ou comateux, la personne âgée, la personne polyhandicapée, la personne en fin de vie semblent absentes, non communicantes. Leur corps peut être marqué par une évolution péjorative au point de les défigurer, pouvant paraitre comme inhumaine. A cet instant, la présence des professionnels, des proches, leurs regards, leurs touchers, leur délicatesse humanisent celle ou celui qui ne semble plus de notre humanité. C’est bien l’altérité fraternelle et sororale qui considère (s’assoir avec) l’autre et qui la maintient, qui le soutient dans cette humanité commune. La précarité de l’autre m’oblige, m’invite, m’appelle ! Une interdépendance mise en musique qui fait de ce temps de l’approche de la mort comme un espace privilégié d’humanité, d’intensité, de vérité.
Des interrogations
Que deviendront ce temps, cet espace, ces liens si l’anticipation de la mort peut être au rendez-vous ?
Quelle confiance sera possible si plane sur cet accompagnement personnalisé, une possible mort provoquée ?
Quel espoir pourra t’il être offert à celle ou celui dont la mort s’approche si l’injonction sociétale lui renvoie être un fardeau, un poids, une charge y compris financière ?
N’avons-nous pas un devoir de solidarité envers ceux qui nous ont élevés, nous ont aimés, nous ont aidés ? Et est-ce que notre « aide active » ne doit-elle pas se mobiliser plutôt activement sur ce temps qu’il reste à vivre, sur sa qualité de vie ? A ce titre, la loi CLAEYS-LEONETTI permet de soulager l’immense majorité de situations. Aucune loi n’est exhaustive !
Quelle présence authentique pourra se déployer si la menace mortelle s’insinue dans cette rencontre soigné-soignant ? n’est-ce pas une culture du désespoir que nous allons inscrire dans la loi au nom d’une liberté individualiste et libérale, y compris pour de jeunes mineurs ?
Qu’en sera-t-il des personnes polyhandicapées, des personnes âgées dépendantes qui ne pourront exprimer ce qu’elles souhaitent ? Ces personnes dont la charge financière était jusqu’alors assumée au nom de la solidarité et qui pourrait, demain, se voir « euthanasiés » car leur vie n’a pas de sens du fait de leur dépendance ; et que leurs accompagnements et soins coutent cher, très cher ?
Comment les soignants pourront-ils permettre à l’autre de faire son propre chemin, avec ses paradoxes et son ambivalence, vers la mort s’ils sont, en même temps agents de mort ?
Cette éventuelle loi à venir sur le suicide assisté et l’euthanasie apparait aujourd’hui comme la seule réponse pour accompagner les citoyens français dans la réflexion sur la finitude humaine, sur notre condition commune de mortel. n’y a-t-il pas d’autres moyens, d’autres pistes pour nous mettre en travail sur cette question essentielle plutôt que d’ouvrir le champ de l’euthanasie ? Les soins palliatifs s’y emploient à leur mesure depuis plusieurs dizaine d’années.
Les expériences au-delà de nos frontières (notamment l’augmentation des chiffres au Québec, aux Pays-bas) me laissent penser que les risques de dérives existent bel et bien.
Depuis la loi ti° 99-477 du 9 juin 1999 (KOUCHNER) visant à garantir à toute personne le droit d’accéder aux soins palliatifs, soit 24 ans bientôt, il est déconcertant, stupéfiant de constater que deux tiers des personnes le requérant ne peuvent accéder aux soins palliatifs.
Comment est-ce possible ?
En regard du besoin des soins palliatifs, des soins concentrés sur le soulagement de la personne dans ses dimensions physiques, psychologiques, sociales et spirituelles, soins actuellement déficitaires, surgit aujourd’hui la préfiguration d’une loi libérale, servant faussement « l’ultime liberté ».
Sous couvert de progrès, cette perspective prend le risque d’installer la société française et le monde de la santé dans une culture du désespoir, et de voir bon nombre de soignants se détourner des soins palliatifs pour ne pas prendre part à cette tromperie.
Est-ce bien de cela dont le monde sanitaire et médico-social a besoin ?
Régis CHAZOT
Le Chambon sur Lignon 27 février 2023
Infirmier, cadre de santé, directeur d’EHPAD
Aujourd’hui formateur dans le champ sanitaire et médico-social