A l’heure du port du masque, à l’heure de la mise en lumière, à juste titre, des soins de réanimation, je souhaite, ici, faire « entendre » une dimension importante du lien, de l’échange, de la communication avec les personnes en fin de vie : la place de la voix, la place du chant.
Il n’est plus à démontrer l’intérêt de l’art-thérapie dans l’accompagnement d’une personne « qui s’en va », qu’elle soit dans une unité de soins palliatifs, dans un service de séjour de longue durée, dans un EHPAD, dans une maison d’accueil spécialisée ou à domicile.
Pour préciser cela, je chercherai dans un premier temps à dresser les contours du mystère de celui ou celle près de qui je me tiens. Dans un deuxième temps, je m’arrêterai sur l’expérience initiale de « la sonate maternelle » (ce qu’entend le fœtus in utéro). Dans un troisième temps, je développerai la voix, le chant comme main tendue, comme souffle partagée, comme chant adressé, comme expérience commune d’émotion, comme espace de créativité.
Cette personne, auprès de qui je me tiens, a une trajectoire singulière du fait de cet alliage mystérieux de la chair et de l’esprit, de la matière et du souffle, du visible et de l’invisible ; de l’alchimie entre l’individuel et le collectif, entre le singulier et le pluriel, entre l’intime et le commun, entre la solitude et l’entourage, entre la mise à l’écart et la proximité. Être soi, c’est à la fois être seul mais aussi être reconnu et aimé.
La parole, les non-dits, le non verbal, structurent son lien à ses proches, aux professionnels, à ses visiteurs. Ses inter-locuteurs la reconnaissent, la rencontrent.
Avec cette personne, je, nous sommes liés par un même destin, une communauté d’existence, de proximité, d’altérité, qui nous condamne, qui nous oblige : c’est l’Universel de la fraternité. A ce titre-là, je vais chercher à ce qu’elle soit reconnue pour elle-même, au-delà de sa maladie, de son handicap, de sa vieillesse en lui manifestant cette fraternité. La sollicitation par le chant, la voix, les harmoniques de tel ou tel instrument peut ouvrir, rouvrir ce lien, cet échange, amenant la personne, elle-même, à résonner, vibrer, jouer, vocaliser, entonner.
Au cœur de ce mystère de la vie humaine, de la relation à l’autre, notre première expérience musicale in-utéro est bien la « sonate maternelle », comme l’écrit merveilleusement P. QUIGNARD (1996). Elle ne nous transmet pas seulement la parole, les mots, la conversation mais également la musicalité qui l’habite (intonation, rythme, puissance), forts de ses sentiments, de ses émotions, de ses affects ; enveloppé par la basse continue du rythme cardiaque et des borborygmes du transit intestinal… Il est confirmé que la voix ressort bien de ce bruit de fond : le fœtus reçoit par transmission osseuse la plus basse partie du spectre de la voix de sa mère qui comprend la fréquence fondamentale de la voix, reconnue parmi d’autres par la perception de son rythme et de son intonation (Marie France CASTAREDE, 2006).
Il y a donc, dès la période fœtale, cette excellente transmission de la musique et du chant.
Ainsi, la voix est, avant son visage, le tout premier lien entre l’enfant et sa mère; lien qui se poursuivra dans l’acquisition progressive du langage, les interactions affectives aboutissant à ce que le bébé babille dans sa propre langue.
En ce sens, « le bain mélodique (la voix de la mère, ses chansons, la musique qu’elle fait écouter) donne à l’enfant un premier miroir sonore dont il use d’abord par ses cris (que la voix maternelle apaise en réponse), puis par son gazouillis, enfin par ses jeux d’articulation phonématiques » (Didier ANZIEU, 1974); deux ans plus tard, il é-voque « une peau auditivo-phonique » 1976).
La voix se développera progressivement, au fur et à mesures, des interactions des différents inter-locuteurs ( dont le père bien sûr !) qui enveloppent le nourrisson et l’enfant de leur musicalité, des différentes acquisitions jusqu’à cette voix mature, singulière, personnelle, qui nous permet de reconnaitre, d’identifier quelqu’un parmi tant d’autres.
C’est à partir de ce berceau originel, de ce terreau fondateur, de cette sonate maternelle, que nous allons pouvoir rejoindre la personne en fin de vie, lui manifester notre sollicitude, notre invitation à vivre par des rythmes, des sons, des harmoniques, des vibrations, des vocalises, invitation à ouvrir des possibles.
La résonnance, la vibration, l’interaction qu’entrainent le murmure fredonné d’un refrain, comme par exemple, « Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai », ou la mise en musique improvisée des mots qui viennent d’être prononcés même faiblement, ouvrent plusieurs sentiers à explorer, à déployer, à orchestrer : favoriser l’expression et faciliter la relation individuelle ; mobiliser le corps ; restaurer l’estime de soi et retrouver confiance ; solliciter la mémoire et partager des émotions; ouvrir un possible de créativité.
La vocalisation d’une mélodie adaptée suggère, entraine, peut amener un murmure sur les lèvres, un balancement du doigt, une inspiration plus ample jusqu’au partage, jusqu’au « duo » de cette mélodie fredonnée.
L’é-vocation, la réception de cette intonation cadencée peut inspirer, pro-voquer (au sens ethymologique appeler à la parole), à l’échange, constituant un inter-médiaire initiant.
La pulsation d’une percussion répétée, rythmée pourra avoir les mêmes bénéfices facilitateurs de communication, instaurant ou réinstaurant un lien, une relation interpersonnelle, rendue tendue, difficile ou quasiment impossible selon les situations. La frappe du tambourin au rythme suggéré par l’observation d’Albert (ses mouvements respiratoires, l’oscillation de ses veines jugulaires à chaque pulsation cardiaque) va s’offrir, se partager, instaurant peu à peu des allers et retours en écho, en réponse, en inter-frappe ! Il ré-agit ! D’ailleurs, son voisin cherche à frapper dans ses mains au rythme auquel nous battons. Il inter-agit !
Pour que ce mouvement de la vibration vocale et rythmique ouvre cet interstice relationnel, cela suppose également une disponibilité à l’autre, une proximité pour une rencontre des visages, des regards, un regard proche, attentionné, à hauteur. Cette présence proche amplifie la résonance vibratoire, partageant ensemble l’évènement d’une rencontre.
Notre alchimie sensorielle interactive in-onde l’ensemble du corps de ces oscillations musicales, de ces battements, de ces frissons.
Henriette (l’utilisation de son prénom, inscrit depuis sa naissance, nous situent en dehors de l’ordre social mais dans une dimension fraternelle), figée dans sa cuirasse douloureuse, va, peu à peu, battre les pulsations du « Temps des cerises », de « Parlez-moi d’Amour » au fur et à mesure que j’installe la mélodie bouche fermée, puis avec les paroles. J’observe son bras qui suit l’intensité de ma voix en se soulevant plus ou moins. Son rythme respiratoire s’est ralenti depuis mon arrivée. Elle risque « Redites moi des choses tendres » d’une voix chuchotée, après un mouvement inspiratoire profond et l’installation d’un discret balancement sur le rythme ternaire de cette chanson d’amour. Surprise de ses enfants qui n’avaient pas entendu le soin de sa voix depuis plusieurs jours et qui n’avaient jamais entendu leur maman fredonner (« c’est pas mon truc ») … Surprise des professionnels qui appréhendaient chacune des mobilisations nécessaires à son installation, aux séquences de soins…
Nous sommes témoins de l’effet relaxant de l’improvisation vocale permettant ce mouvement du bras, ce ralentissement de la fréquence respiratoire, rendant possible successivement une inspiration plus profonde et l’expiration du souffle nécessaire à la vibration des cordes vocales permettant ce chuchotement (si faible souvent mais si intense). Une forme de « mieux être » s’installe le temps de ces duos, et parfois un peu plus !
Ces moments où un lien se crée, ou renait, contribue à ce que la personne vive, ressente et donne à voir un sentiment d’unification, laissant de côté, un moment, sa perception fragmentée et organique de son corps souffrant. Appelée par son prénom, ce « mieux être », souligné plus haut, s’installe lorsque la personne perçoit qu’elle est liée, qu’elle est re-liée, re-connue pour ce qu’elle est dans l’instant, qu’elle existe, sujet d’une « présence adressée », dont la voix, le chant, la musique, les rythmes sont les porteurs, les transmetteurs, les entre-metteurs.
Ainsi, peut s’opérer ce que Louis PLOTON appelle « une restauration narcissique…, l’axe directeur essentiel du soin gériatrique » (2004).
L’exemple du temps de Noël à l’EHPAD est significatif. Récit ! (Régis CHAZOT, 2017).
Ce jour là, c’est donc le goûter de Noël pour ceux qui, d’ordinaire, déambulent, ceux qui à 15 heures, sont déjà couchés, ceux qui, semble t’il, n’entendent pas, ne comprennent pas, ne réagissent pas. Une bénévole des petits frères des pauvres s’est jointe à moi, avec sa guitare, pour animer ce temps autour des chansons de Noël. Les membres de l’équipe sont répartis auprès des personnes, coiffées d’un bonnet de Père Noël. Une grande table est garnie de cadeaux à côté du grand sapin illuminé et décoré. Les paroles des chants circulent sur des feuilles.
Dehors, il souffle fort : « Vive le vent, Vive le vent, vive le vent d’hiver »…
Et nous nous tenons ensemble au chaud : « Fais du feu dans la cheminée, je reviens chez nous »…
Nous guettons cette « Douce nuit »…
Peu à peu, nous nous approchons du « beau sapin, roi des forêts », en entendant « une cloche sonne, sonne » pour honorer ce « divin enfant ».
Nous nous surprenons à rêver, les uns, les autres, en reprenant, en interpellant, en sollicitant « Petit papa Noël ». Et la joie nous habite profondément.
Nous mêlons nos voix à celles des anges qui murmurent au profond de chacune de nos mémoires plus ou moins vives, plus ou moins perdues : « Glo ooooo ooooo ooooo ria »…
Les larmes sont là comme si ce chanter ensemble permettait d’aller chercher au plus enfoui, au plus loin, la douceur de l’enfance, la nostalgie de l’espérance, la naïveté de l’insouciance, la légèreté de la confiance…
Voilà que nous devenons tous, jeunes et vieux, résidents et professionnels, familles et bénévoles, collectivement, magiciens de Noël, générant, un instant, une émotion heureuse, dense, intense, profonde.
Une expérience collective éprouvée, charnellement, sensoriellement, émotionnellement, mettant pour un court moment les angoisses angoissantes au rebus…
Joyeux Noël que celui-là où ceux dont on pense trop radicalement qu’ils n’éprouvent ou qu’ils ne ressentent plus rien, ont vibré à l’harmonie commune, ont pleuré de joie, ont fait un bouquet d’émotions et de souvenirs manifestés dans ces cantillations, ces émotions démonstratives, cette présence, ensemble, revisitée d’une manière renouvelée, renouvelante, cette perception d’existence en cet instant commun.
Ces différents sentiers parcourus témoignent de ce que la médiation vocale, rythmique, harmonique, rend possible. Ce que la maladie, la vieillesse, le handicap ont clôturé trouve, le temps d’une présence, d’un chant adressé, une voie (voix ?) d’ouverture, une mobilisation relâchée, un espace d’échange inter-actif, une inspiration insufflant aux cordes du larynx une voix, fut-elle chevrotante, hésitante, balbutiante, chuchotante. Les mots sont de retour. L’échange est main-tenu. La relation s’humanise au sens où l’autre redevient inter-locuteur, donnant le tempo, la cadence, l’intensité, le chef d’orchestre au fur et à mesure de l’interaction.
La seule partition de celui qui se risque au chant adressé, c’est l’attention à celui qu’il veut rejoindre : ce qu’il donne à voir, à entendre, à observer, à ressentir. C’est à cet endroit que la mesure se perçoit, que la tonalité majeure ou mineure s’entraperçoit, que le crescendo ou le soupir surgissent comme évidence, que la cadence se sent, s’éprouve, s’installe. Une improvisation commence avec, pour seule baguette de direction, l’autre ; celle, celui qui est allongé, assis, déambulant, endormi, agité. Une improvisation nourrie de ce qui va se construire, se co-construire, se produire, fleurir. Une co-production fécondée par cette alchimie de la rencontre redevenue possible, de ce contact noué, de cet accordage affectif (Louis PLOTON, 2010).
La voix est notre « outil » quotidien d’humain pour échanger, travailler, aimer. Même avec un masque, avec une visière, elle présente un potentiel insoupçonné, inouï, inédit de possibilités pour rejoindre les personnes fragilisées par la maladie, le handicap, l’avancée en âge, l’approche de la mort. Notre expérience de bénévole, de professionnels, d’accompagnant nous a appris à observer, à écouter, à regarder celui que nous désirons rencontrer. Nous sommes tous en capacité de murmurer, d’entonner, de fredonner avec lui, pour lui. Pour lui donner, lui redonner l’expérience d’existence, l’émotion du partage, la sensorialité initiale de l’enveloppe sonore dans laquelle nous avons été bercés, nourris, alimentés.
Nous avons juste à nous autoriser à le vivre, progressivement, comme un crescendo qui suivra, qui mettra son intensité dans celle du souffle de celui près de qui nous nous tenons.
Ce propos a été déployé dans un article paru dans la revue JALMALV, Jusqu’à la Mort, Accompagner La Vie, Décembre 2020 N° 139, p 51 à 61 :
Illustration Sophie RAUCOULES
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